lundi 29 mars 2010

Une éducation (Lone Scherfig/Patrick Modiano)



Dans la banlieue de Londres, une fille de 16 ans de famille modeste poursuit de bonnes études et espère réussir un concours pour entrer à Oxford. Un jour, elle attend un bus, sous la pluie, et un homme qui passait en voiture lui propose de monter. Il est plus âgé qu’elle, et l’on s’apercevra très vite que c’est un «type louche», selon l’expression courante. Ils se reverront, et elle fera avec lui son éducation sentimentale. Le film est signé d’une Danoise, Lone Scherfig. La fille est interprétée par une actrice de 25 ans, Carey Mulligan, dont on peut dire dès à présent qu’elle ira loin.

Pourquoi ce film m’a-t-il fait une impression si forte ? Pourquoi, à la sortie du cinéma, étais-je si absorbé, au point de manquer me faire écraser en traversant la rue de Rennes par une voiture qui me semblait être la Bristol couleur bordeaux que conduisait David, ce type louche avec qui l’héroïne connaît sa première histoire d’amour ?

Le scénario avait été écrit par le romancier Nick Hornby, d’après le récit autobiographique de la journaliste Lynn Barber. Voilà qui expliquait la justesse et la subtilité du film. Mais de manière plus intime, Une éducation me reliait par un cordon Bickford à ma propre adolescence. La fille avait exactement mon âge. J’avais vécu des situations semblables à celles que cette Jenny traverse, j’étais monté au même âge qu’elle, en aussi étrange compagnie, dans des voitures qui portaient sur leur vitre une vignette où il était écrit : «Mars 1962».

Une éducation sentimentale de l’hiver 1962 ne différait pas tellement de celles décrites deux siècles ou quarante ans plus tôt dans Manon Lescaut ou le Diable au corps. C’était la même sensation de braver des interdits et des tabous, et de ne pas tenir compte de tout ce qui était «illégal» jusqu’à l’âge de 21 ans, l’âge de la majorité. Marthe, l’héroïne du Diable au corps, aurait pu être condamnée pour «détournement de mineur». De même pour le David du film, ce mauvais garçon sentimental que Jenny accompagne dans des boîtes de nuit et des hôtels, interdits aux moins de 21 ans - et qui l’emmène pour quelques jours à Paris, alors qu’il fallait, à cette époque, une autorisation de ses parents pour franchir les frontières.

Ce film me touchait parce que je m’étais promené seul la nuit dans le Londres d’août 1960 qui me fascinait et me faisait peur - un Londres qui n’avait pas encore les couleurs vives du «Swinging London» -, le Londres en noir et blanc de Christine Keeler - une autre fille de mon âge - qui venait de débarquer en banlieue et avait trouvé une place de serveuse dans un petit restaurant grec de Baker Street.

A Paris aussi, l’hiver 1962, c’était pour des adolescents comme dans la ville trouble et nocturne de Manon Lescaut. Des gens un peu plus âgés que vous pouvaient vous servir d’intercesseurs, vous prendre sous leur protection et vous entraîner dans des endroits et des situations qui vous étaient interdits à cause de votre âge. Bien sûr, il arrivait que ces complices - comme le David du film - n’aient pas beaucoup de sens moral, mais ils vous procuraient un sentiment de liberté en vous sortant pour quelque temps de la prison qu’était, à cette époque-là, toute adolescence.

A la fin du film, on suppose que l’héroïne conservera plus tard, de son premier amour, le souvenir d’une erreur de jeunesse. David n’était pas un homme très recommandable. Il est vrai qu’une adolescente ou un adolescent aventureux et imaginatif de l’hiver 1962 ne pouvait pas se contenter de gentilles et bourgeoises surprise-parties. Les femmes et les hommes un peu plus âgés étaient nimbés de mystère - ou plutôt de celui que vous leur prêtiez -, et ils vous faisaient pénétrer en fraude dans un monde qui vous paraissait mystérieux, et même dangereux.

Aussi louches, aussi troubles, aussi insignifiants qu’ils étaient souvent en réalité, il faut garder un peu de tendresse pour celles et ceux dont vous vous demandez ce qu’ils ont bien pu devenir et qui ont participé à votre «éducation» et à vos débuts parfois incertains dans la vie.

Patrick Modiano

(c) Libération

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