dimanche 15 novembre 2009

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Parler de Jean Guidoni ? Volontiers. Mais duquel ?

Il m’arrive de voir l’un deux, Jean Jekyll, je crois. Rencontres brèves, souriantes, d’une politesse marquée, et non exemptes d’une certaine distance. Jean Guidoni vous ferait sûrement le même rapport de ces rencontres-là, et du Pierre Jekyll policé qu’il y croise. Dirait-on les compères de l’entreprise sulfureuse que l’on dit ? Plutôt deux amis respectueux et sans histoires.

Parfois, pourtant, ils bronchent. L’un deux, dans une faille de leur rapport étale, a cru percevoir l’autre. Bref moment. Exquise pudeur. Nous faisons semblant de n’avoir rien vu et nous enchaînons.

C’est que nous préparons, dans nos secrets respectifs, des rendez-vous bien plus importants : ceux de nos doubles, Jean Hyde et Pierre Hyde. Et je crois bien que ceux-là seuls nous importent.

J’ai pour ma part, la plus vive admiration pour Jean Hyde. Je dirais : comme tout le monde. C’est un être qui n’apparaît que trop rarement encore, et généralement devant des assemblées réunies en position d’auditoire. Impénétrable public, puissant spirite capable de matérialiser, dès que déclinent les lumières, un personnage inconnu, blanc, noir, coupant, fragile, électrique, déchiré et valeureux, irradiant sa lumière propre, arpentant son espace propre et y installant sa propre mythologie.

Je regarde cette chimère, incrédule. Je reviens vers la loge de Jean et j’y contemple avec attendrissement les lambeaux de sa mue et ses gri-gri dérisoires. Et, en m’aspergeant de son eau-de-cologne, je constate avec fatalisme : c’est donc le même… Je retourne à la lumière décapante du plateau. J’essaie de reconnaître, dans la bouche du boxeur de lune qui s’y déchaîne, les mots que j’ai arrachés à mon propre double. Mais ils ne sont plus les nôtres. Jean Hyde les a fait siens et, vous les assénant en uppercuts, gagne son combat.

Comme j’aimerais faire partager l’étonnement de ce prodige à Pierre Hyde ! Où est-il encore, celui-là ? Jamais là quand il le faut. Et me voilà courant dans les coulisses, cherchant dans chaque trou d’ombre à mon double qui ne peut manquer de s’y dissimuler. Mais seuls les mauvais miroirs des loges désertes me livrent une image détestable : la mienne.

Dans les haut-parleurs, au loin, j’entends la voix de Jean. Une plainte. Un cri. Qui crie ? Lui, bien sûr, et tous les autres qui ne peuvent pas crier et qui, comme le disait Cocteau de Marianne Oswald, crient par sa voix. J’approche du rectangle magique du plateau. Je me force à poser les yeux sur cet événement impitoyable. Je vois Jean, sous un orage de mots, dans une conflagration de sentiments, mais porté par l’ange, vaincre l’hydre de la médiocrité aux griffes et aux becs toujours renaissants.

Alors soudain, au centre du combat de ce diable solitaire, je distingue clairement ce désert intérieur, cette mer intérieure auxquels nos défroques terrestres n’ont pas accès et où, main dans la main, lui et mon double cheminent ou sombrent, les larmes aux yeux, à jamais préservés de votre mépris, de votre indifférence ou de vos bravos.

Pierre Philippe


(c) 1983, "programme de l'olympia"
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